En Afrique de l’Ouest, des initiatives publiques sont annoncées depuis peu dans la filière blé pour relancer ou augmenter la production de la céréale afin de limiter la facture des importations. A coup de semences améliorées, de financements mobilisés à l’interne ou d’enveloppes provenant d’institutions régionales, plusieurs gouvernements ont clairement affiché leurs ambitions. Toutefois, ces différentes politiques pourraient avoir des effets limités à long terme et passer à côté des vrais enjeux alimentaires de la région. Décryptage.
Une dépendance réelle
En Afrique de l’Ouest, le blé fait partie des céréales dont la demande est en augmentation sur les deux dernières décennies avec les changements des habitudes alimentaires liés à la croissance économique et à l’urbanisation. Cet appétit a d’abord été satisfait par les importations. La zone est ainsi l’une des régions qui dépendent le plus du marché international pour son approvisionnement dans la graminée.
Selon une note d’information du think tank français Solagro publié en 2022, les importations nettes rapportées à la consommation intérieure de blé atteignent 99%, soit un niveau comparable à celui de l’Asie du Sud-Est et l’Afrique centrale.
Dans la région, les données de la FAO indiquent qu’il s’agit de la céréale la plus importée en volume et en valeur en 2022 avec plus de 9 millions de tonnes de blé pour une valeur d’environ 3,8 milliards $. Cette situation tient d’abord au Nigeria où les achats en volume dépassent les 5 millions de tonnes pour des dépenses annuelles de près de 2 milliards $. En 2023, selon Trade Map, le Burkina Faso a importé 270 000 tonnes de blé, le Sénégal 897 800 tonnes et la Côte d’Ivoire 705 700 tonnes.
Des initiatives de production…
Dans la région, la dernière initiative en date a été celle du Burkina Faso où une convention a été approuvée le 23 octobre dernier pour la production de semences de blé sur 5 000 hectares en 2024/2025 après avoir réalisé un essai qui s’est soldé par une récolte de 250 tonnes de blé.
Plus tôt cette année, en mars, la Mauritanie a également annoncé la réussite d’un premier essai de culture de blé sur une superficie de 200 hectares dans le cadre d’un partenariat public-privé avec des rendements évalués entre 4 et 5 tonnes par hectare dans la région du Trarza.
L’année dernière, le Sénégal avait annoncé en avril des expérimentations de production de blé avec des essais de cultures à grande échelle. L’ambition affichée est beaucoup plus grande avec le gouvernement qui veut parvenir à réduire ses importations de blé de 40% d’ici à 2028.
En juin 2023, le Centre national pour les ressources génétiques et la biotechnologie (NACGRAB) du Nigeria a approuvé la commercialisation et l’utilisation de 4 nouvelles variétés de semences de blé développées par l’Association nationale des minotiers (FMAN). Selon les chercheurs, ces nouvelles variétés peuvent permettre d’obtenir des rendements de 6 à 7 tonnes par hectare sur des cycles de production plus courts que les semences conventionnelles qui affichent un rendement moyen de 1,2 tonne par hectare. En 2022, le gouvernement nigérian et la BAD se sont aussi associés pour débourser 1,5 milliard $ dans le cadre d’un fonds d’urgence afin de substituer le blé importé par du blé tropical.
…mais des limites qui suggèrent une refonte des politiques alimentaires
Si ces initiatives restent louables, plusieurs observateurs soulignent que cet engouement des gouvernements souffre de plusieurs limites. D’abord sur le plan de la faisabilité. En effet, les pays d’Afrique de l’Ouest font partie des nations subsahariennes dont les attributs biophysiques ne sont pas favorables pour produire du blé à prix compétitif. De fait, les perspectives de croissance à moyen ou long terme pourraient être très limitées surtout dans un contexte de changement climatique.
« On comprend bien que les pays d’Afrique de l’Ouest essaient de produire leur propre blé pour réduire leur dépendance. C’est réalisable d’un point de vue technique, mais ça va être très difficile d’atteindre des rendements et des coûts de production pas trop éloignés du blé européen ou américain avec les conditions agronomiques et climatiques actuelles. De plus, l’Afrique de l’Ouest consomme surtout du blé tendre pour faire du pain. Ce sont des variétés typiques des pays tempérés. Alors que si elle peut produire du blé, ce sera plutôt du blé dur pour faire des pâtes, du couscous ou des biscuits, des variétés typiques des pays plus chauds et secs », confie Nicolas Bricas, socio-économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).
Au-delà de la productivité, certains soulignent que l’importance accordée au blé reste disproportionnée compte tenu de sa place dans les régimes alimentaires. Alors que, sur ces dernières années, la guerre russo-ukrainienne et la hausse consécutive des prix du blé ont été les principaux arguments pour justifier une accélération des efforts de production, ce narratif doit être nuancé.
S’il est vrai que le blé est la céréale consommée la moins produite dans la région (5 % de la production totale de graminées), son importance reste tout aussi relative dans les plats des ménages.
En effet, selon Solagro, la part du blé dans les céréales destinées à la consommation humaine atteint seulement 14 % en Afrique de l’Ouest contre 19 % en Afrique centrale, 31 % en Afrique australe et 63 % en Afrique du Nord.
D’un point de vue nutritionnel, il s’agit également d’une des céréales qui contribue le moins à l’apport énergétique alimentaire quotidien.
Une analyse de l’Unité mixte de recherche Marchés, organisations, institutions et stratégies d’acteurs (UMR Moisa) du Cirad et de la Chaire Unesco Alimentations du Monde datant de 2022, indique ainsi que le blé est surtout un « aliment marginal » en Afrique de l’Ouest représentant en moyenne moins de 10 % de l’apport calorique total avec le Sénégal, le Cap-Vert et la Mauritanie qui affichent les plus importants chiffres avec respectivement 12, 13 et 33 % contre 1 % au Niger et 6 % en Côte d’Ivoire.
« Au moment de la crise ukrainienne, il y a eu beaucoup d’exagération sur le fait que celle-ci allait se traduire par une famine gigantesque en Afrique. D’abord il n’y a pas eu de famine suite à l’augmentation du prix du blé. Oui, les citadins ont dû payer plus cher leur blé, mais ils ne sont pas dépendants du blé pour la majorité de leur alimentation. Ils le sont plus pour le riz », ajoute M. Bricas.
Dans la même veine, un rapport publié en avril 2023 met en avant le fait que le blé reste une « céréale de luxe » pour les populations pauvres au Nigeria pour lesquelles, elle ne compte que pour 4 % de la consommation alimentaire totale et 8 % de leur consommation de produits amylacés.
Bien que le gouvernement soit déterminé à augmenter à tout prix la production du blé, le rapport indique qu’il existe d’autres champs d’action. Selon les auteurs, il y a un besoin croissant de formuler les réponses à des chocs alimentaires externes en prenant d’abord appui sur la spécificité des contextes nationaux.
Dans cette logique, le rapport estime que les gouvernements seraient mieux avisés d’investir dans l’augmentation de la production de cultures importantes pour la sécurité alimentaire, adaptées aux conditions biophysiques de l’Afrique subsaharienne.
De son côté, M. Bricas souligne que la mère des batailles reste la diversification alimentaire qui peut permettre de réduire l’importance du blé dans le panier de consommation.
« Les efforts consacrés à produire du blé en Afrique de l’Ouest ne doivent pas se faire au détriment de la diversification alimentaire. Trop peu d’efforts ont été consacrés jusqu’à présent à la promotion de produits de base cultivables facilement dans la région : le maïs, le manioc, l’igname, la patate douce, etc. Si vous regardez dans l’histoire longue de l’Afrique de l’Ouest, les pays ont considérablement diversifié leur alimentation avec des produits initialement importés, mais qui ont pu être produits localement à des prix et à des coûts raisonnables : le maïs et le manioc pour ne citer que ceux-là », détaille-t-il avant d’ajouter :
« Il n’y a pas forcément de raison de faire de gros efforts sur le blé dans une zone géographique qui a du mal à en produire. En Asie, on ne mange pas beaucoup de blé, on mange du riz ; en Amérique latine, du maïs. Au Brésil, on consomme du pain, mais il est fait avec de l’amidon de manioc fermenté et séché au soleil, technologie traditionnelle très répandue qu’on a d’ailleurs testée avec succès au Bénin. Chaque zone mange ainsi ce qu’elle est surtout capable de produire abondamment et pas trop cher ».